A des milliers de kilomètres des bureaux de Bill Gates, Jack Ma, Carlos Slim ou encore ceux d’Amancio Ortega, ces entrepreneurs qui ont brassé des milliards de dollars grâce au succès planétaire de leurs entreprises, Kate Kanyi-Tometi Fotso, une femme d'affaires de Douala, la capitale économique du Cameroun, domine fièrement, à hauteur de 30 %, les exportations africaines de cacao. Avec une fortune estimée à près de 252 millions de dollars, cette entrepreneure est aujourd’hui, selon le magazine Forbes, l’une des dix personnalités féminines les plus influentes du continent. Sur ces terres, loin des projecteurs et de la scène médiatique internationale, elle incarne la réussite par l'entrepreneuriat. 24 % des 312 millions de femmes africaines âgées de 18 à 64 ans 1 voient dans la création d’entreprise le moyen de se faire une place sur un marché du travail pauvre en opportunités, inégalitaire et parfois inaccessible.
Alors que l'Afrique suscite l'intérêt de nombreux pays et investisseurs occidentaux, au point d'évoquer un « plan Marshall » pour le continent, on constate que peu de données sont disponibles sur l'entrepreneuriat des femmes en Afrique. Face à ce constat, le WIA Philanthropy a réalisé une étude qui a été présentée à Marrakech le 27 septembre 2018. La conclusion de ce document, salué par la critique, est sans appel : l’Afrique domine, à l’échelle mondiale, le secteur de l’entrepreneuriat féminin.
Consciente que cette observation puisse surprendre certains spécialistes, Anne Bioulac, présidente du comité scientifique de WIA Philanthropy, justifie la méthodologie de cette étude : « pour réaliser ce rapport, nous nous sommes beaucoup appuyés sur le Global Entrepreneurship Monitoring (GEM), l'une des plus grandes études sur l'entrepreneuriat dans le monde. Toutefois, une difficulté est vite apparue : le GEM n'avait des chiffres détaillés, issus d’enquêtes de terrain et d’estimations, que sur neuf pays africains. Sur dix-neuf autres pays, le GEM avait des vues beaucoup moins précises. Nous sommes partis de cela et y avons associé toutes les données socio-démographiques de la Banque mondiale sur les femmes africaines, leur place dans la société, etc. » Elle poursuit : « en plus des séries d'interviews que nous avons réalisées, j'ai ensuite travaillé avec mes équipes de Data Scientists pour créer un modèle de Machine Learning afin de définir quelle était la place des femmes dans l'ensemble de ces pays. Le constat dégageait de fortes corrélations entre les différentes situations et l'un des messages que nous transmettons dans cette étude, à savoir que les femmes entreprennent parce qu'elles n'ont pas toujours accès au marché de l'emploi formel et que c’est une façon, pour elles, de créer leur emploi, leur revenu, leur destin. »
Quelles conclusions pouvons-nous tirer de cette étude ? Comment expliquer ce boom entrepreneurial en Afrique ? Quelles conséquences cela implique-t-il pour ce marché ? Entre les chiffres annoncés et les témoignages rendus publics, quelle est la réalité de l’entrepreneuriat féminin sur ce continent ? Ses forces ? Ses faiblesses ?
1 Etude du WIA Philanthropy, 2018
L’étude « Women Entrepreneurship in Africa: a path to empowerment » démontre que c’est en Afrique qu’existe le plus fort taux de création d’entreprise par des femmes, loin devant l’Amérique Latine, l’Amérique du Nord, l’Asie Pacifique, le Moyen-Orient, l’Asie Centrale et l’Europe.
Si l'entrepreneuriat africain est « salutaire pour les femmes », d'après les auteurs du rapport, il l’est également pour le continent tout entier qui profite des retombées économiques de cette dynamique.
Les dirigeantes, tout en réglant des problématiques du quotidien, créent de la richesse. Les économistes estiment la valeur totale créée par l'entrepreneuriat féminin en Afrique entre 250 et 300 milliards de dollars, soit environ 12-14 % du PIB du continent. Et si l'on considère uniquement la valeur ajoutée de l'entrepreneuriat féminin – c'est-à-dire la valeur générée au-dessus du seuil de référence de 10 % du taux d'activité entrepreneuriale (TEA) – le chiffre atteint 150 à 200 milliards de dollars, soit environ 7 à 9 % du PIB continental.
Mais pourquoi l’impact économique est-il aussi important ? Pour quelles raisons les entrepreneures sont-elles beaucoup plus nombreuses en Afrique que sur les autres continents ?
Pour comprendre cette situation, il faut comprendre que l’Afrique est un continent fragmenté en quatre blocs : un premier comportant des sociétés dites traditionnelles au nord, un second avec des sociétés émergentes au sud, et deux autres comprenant des sociétés en voie de développement ainsi que des sociétés qui, d’un point de vue socio-politico-économique, demeurent extrêmement instables. Pour chacun de ces blocs, le quotidien des populations locales est très différent. Cette disparité dans tous les domaines, les chercheurs l’observent aussi dans les questions relatives à l’essor de l’entrepreneuriat féminin en Afrique.
Une disparité que l'on retrouve si l'on sépare l'Afrique subsaharienne du Maghreb. En opérant cette distinction, les experts estiment à 26 % le TEA subsaharien, contre 8 % pour la région regroupant le Maroc, l'Algérie, la Tunisie et l'Egypte. « Dans ces régions du nord, le TEA – proche de celui de la France – est faible, car les femmes ont davantage accès à l'éducation », explique Anne Bioulac avant d’ajouter : « elles ont donc plus facilement accès au marché du travail, et sont moins contraintes de créer leur propre entreprise pour avoir un emploi. » En revanche, pas de disparité forte entre Afrique francophone et Afrique anglophone. « La confrontation traditionnelle entre zones linguistiques est dépassée », peut-on lire dans l'étude. Le TEA des pays anglophones s'élève à 27 % et à 26 % pour les pays francophones (sans l'Afrique du Nord). La zone lusophone, elle, obtient un taux de 22 %.
Cela nous amène à nous poser une question de fond : l’entrepreneuriat féminin est-il un remède contre la précarité ? A en croire les spécialistes, de manière générale, la réponse est oui.
« Dans la grande majorité des cas, particulièrement dans les régions est, ouest et centre de l’Afrique entreprendre ne relève pas d’un souhait. Entreprendre est une question de survie. »
Yasmine Bennani, Secrétaire générale, PwC MarocPour Yasmine Bennani, secrétaire générale chez PwC au Maroc, « dans la grande majorité des cas, particulièrement dans les régions est, ouest et centre de l’Afrique, entreprendre ne relève pas d’un souhait. Entreprendre est une question de survie. Pour ces nombreuses femmes qui vivent dans des pays durement impactés par une instabilité géopolitique, la pauvreté, un niveau d’éducation faible, un accès au marché de l’emploi compliqué, des différences socioculturelles clivantes et des relations hommes-femmes inégalitaires, créer son entreprise est une manière de prendre son destin en main. » Elle poursuit : « l'entrepreneuriat féminin en Afrique est un exemple pour toutes les femmes dans le monde. »
Si aujourd’hui ces entrepreneures arrivent à se faire une place dans un marché du travail bouché, elles devront néanmoins poursuivre leurs efforts pour entrer dans la cour des Grands et faire des affaires à l’échelle nationale et/ou internationale. Problème : freinées par la qualité des infrastructures, la difficulté pour trouver des financements et accéder aux prêts, et le manque de formation, cet élan positif pourrait s’essouffler plus vite que prévu… Une tendance qui fait douter de nombreux dirigeants et investisseurs internationaux qui constatent le talent de ces femmes ambitieuses mais qui observent l’environnement de travail compliqué dans lequel elles opèrent.
Si l'entrepreneuriat féminin est extrêmement dynamique en Afrique, les entrepreneures sont pourtant très vite confrontées à de nombreuses difficultés. Et en premier lieu, celle du financement.
« Le manque d'infrastructures bancaires nuit énormément à la pérennité des jeunes pousses africaines », déclare Réda Loumany, Territory Managing Partner chez PwC au Maroc. Il ajoute : « nous avons d'ailleurs constaté un TEA élevé dans des pays pauvres en services bancaires. Pour remédier à la situation, c'est donc la famille qui, dans la majorité des cas, fournit les ressources financières nécessaires aux entrepreneures. Cette alternative reposant sur des microcrédits à répétition ne peut pas être une solution viable sur le long terme. »
Diariétou Gaye, directrice de la stratégie et des opérations de la Banque mondiale pour l’Afrique, complète : « des données récoltées dans dix pays d’Afrique indiquent qu’en moyenne, les entreprises appartenant à des hommes bénéficient de six fois plus de capital que celles aux mains de femmes. Or le fait que les femmes aient moins accès aux actifs affecte leur capacité à obtenir des prêts de taille moyenne et donc la croissance de leurs entreprises. Ce problème peut être contré de deux façons : en donnant aux femmes davantage de contrôle sur les actifs, par exemple via l’octroi de droits de propriété conjoints, comme c’est le cas au Rwanda, ou bien en éliminant la nécessité de posséder des garanties. En Ethiopie, des tests psychométriques mesurant l’honnêteté et la volonté à repayer des prêts représentent une solution prometteuse, comme l’a montré une initiative de la Banque mondiale en partenariat avec une institution financière du pays. Prenons l’exemple de cette entrepreneure éthiopienne, propriétaire d’une boulangerie, qui, pendant plus de dix ans, n’a pu obtenir que des crédits plafonnés à 1 100 dollars. Test psychométrique en guise de garantie, celle-ci a pu obtenir un prêt individuel pour agrandir son business et diversifier ses revenus. »
Réda Loumany ajoute : « ces cas isolés doivent se généraliser et dépasser l’étape du concept si l’Afrique souhaite devenir la terre de tous les possibles. Aujourd’hui, malheureusement, les solutions concrètes visant à lever des fonds manquent à l’appel. En effet, plus de la moitié des opérations financières en vue d’ouverture du capital échouent en pleine phase de “due diligence”. Un paradoxe apparaît ici : d’un côté, il y a un potentiel de création d’entreprises très fort sur le continent, mais ce potentiel ne parvient pas à s’exprimer dans la mesure où de nombreux investisseurs ne veulent pas prendre le risque de soutenir des projets innovants. » Il poursuit : « les entrepreneures et les financiers doivent accepter leurs responsabilités et avancer main dans la main pour développer conjointement l’écosystème entrepreneurial africain. Les créatrices d’entreprise doivent jouer cartes sur table et fournir une transparence totale à leur partenaire financier lors de la présentation de leur projet. Les investisseurs, quant à eux, se doivent de booster les projets à fort potentiel en se basant sur des données factuelles et des projections détaillées. »
« Le manque d'infrastructures bancaires nuit énormément à la pérennité des jeunes pousses africaines. »
Au-delà de l’obstacle financier, un autre obstacle, et pas des moindres, vient casser la progression des entrepreneures africaines : les pratiques culturelles et religieuses de certaines régions du continent. « Il faut sortir des traditions archaïques qui pèsent sur nos sociétés », explique Amira Cheniour, fondatrice de Seabex, une start-up tunisienne qui mise sur la smart agriculture. Et c'est là qu'intervient l'éducation… Mahat Chraibi, associée responsable des activités juridiques et fiscales chez PwC au Maroc, explique : « l'entrepreneuriat féminin ne peut s'inscrire dans la durée que s'il est accompagné d'une formation appropriée des jeunes filles. Le récent rapport mondial de suivi de l'éducation a démontré l'impact positif de la scolarisation des filles quant à la promotion de l'égalité entre les sexes. Aujourd'hui, les inégalités hommes-femmes coûtent 95 milliards de dollars à l'Afrique, soit 6 % du PIB du continent. Cela ne peut pas durer ainsi. Le marché de l’entrepreneuriat doit être équitable pour perdurer. »
Pour passer à la vitesse supérieure, il existe aussi un vrai enjeu de formation pour ces femmes.
Mahat Chraibi indique : « on le constate partout et tout le temps : quand une personne n’est pas éduquée et qu’elle ne connaît pas les codes des affaires, c’est souvent compliqué pour elle de percer.
Alors certes, elle peut réussir localement, mais si elle souhaite déployer son activité à une plus grande échelle, cela devient difficile. Nous devons accepter nos responsabilités, acteurs publics et privés, et proposer des cursus de formation adaptés à ces femmes pour leur donner les moyens de s’émanciper au maximum. ». Elle déplore : « à ce jour, trop peu d’actions concrètes ont été réalisées dans ce sens dans les zones géographiques les plus déshéritées. ».
Diariétou Gaye complète cette analyse avec un exemple concret : « au Togo, des formations ayant pour objectif de développer des comportements proactifs chez les entrepreneurs plutôt que de leur inculquer les compétences commerciales de base, ont eu un impact significatif. L’idée est d’apprendre aux petits entrepreneurs à faire preuve d’initiative, d’anticipation et de persévérance.
Cette formation offre des résultats impressionnants, les femmes l’ayant suivie ont vu une augmentation de leurs bénéfices de 40 % en moyenne. C’est le cas d’une entrepreneure au Togo qui, avant la formation, se contentait de louer des robes de mariées. Après avoir suivi la formation sur l’initiative personnelle, cette entrepreneure a décidé d’élargir sa clientèle en vendant des robes et en offrant des accessoires tels que des voiles et des gants. Elle possède désormais des boutiques dans trois pays d’Afrique. Ce type de formation sur l’entrepreneuriat fut un tel succès au Togo que huit autres pays ont décidé eux aussi de la mettre en pratique. ». Preuve, s’il en faut, que des solutions à faible coût existent pour soutenir les femmes entrepreneures en Afrique, et que des changements minimes comme, par exemple, une évolution du type de formations offertes aux femmes, peut transformer leur destin ainsi que celui du continent.
« Nous devons accepter nos responsabilités, acteurs publics et privés, et proposer des cursus de formation adaptés à ces femmes pour leur donner les moyens de s’émanciper au maximum. »